Jean-Yves
Souvent je le vois depuis ma fenêtre, en hauteur, silhouette ramassée tout en bas dans la rue. Parfois sur le trottoir, parfois en plein milieu de la chaussée. Sur un vieux fauteuil roulant, son grand corps maigre un peu tassé, Jean-Yves avance. D’une seule main il tourne la roue, d’un seul pied il pousse sur le sol pour avancer. Qu’il pleuve comme vache qui pisse, qu’il vente à décorner les bœufs, ou que le soleil brille, Jean-Yves avance à petits demi-pas, une clope au bec, fait le tour du pâté de maisons et discute avec les riverains. Toujours gentil, toujours aimable, les idées plutôt claires, en dépit de l’AVC qui l’a jeté dans ce fauteuil il y a 13 ans. Sa jambe gauche est toujours tendue devant lui, et son bras gauche crispé, le poing fermé.
Ce matin, sous une pluie battante et un vent glacé, j’ai croisé Jean-Yves devant la crèche. Il faisait sa petite sortie, en T-shirt et sweat, une petite écharpe négligemment jetée autour de son cou. Sans doute un souvenir de sa jeunesse bretonne. En Bretagne il ne pleut que sur les cons paraît-il, et c’est vrai qu’il ne semblait guère mouillé. Mais son bras paralysé tremblait de froid, et une fois de plus, il avait perdu sa chaussure gauche, celle qui ne pousse pas. Malgré tout, en me regardant de son regard très bleu, il a pris le temps de me donner des nouvelles pour me dire que les flics avaient envoyé à la fourrière toutes les voitures garées devant l’église (ben oui, il y a des travaux dans cette rue, ils gênent tout le monde aussi). «500€ d’amende qu’ils vont se prendre!» me dit-il avec un air rigolard. Car Jean-Yves aime bien prendre le pouls de la vie du quartier. Il sort d’ailleurs très souvent tôt le matin, aux heures de départ au travail et à l’école; puis ressort le soir, aux heures de retour du travail et de l’école. Comme cela, il est certain de toujours rencontrer au moins quelqu’un qu’il connaît. Il m’a fallu un certain temps pour que je passe au-delà de l’appréhension que suscitait en moi son look pas très net – car se laver et s’habiller proprement, quand on est à moitié paralysé, cela ne doit pas être aisé – et une fois ce pas franchi, bien plus grâce à sa facilité à se lier qu’à la mienne, Jean-Yves est devenu une connaissance avec qui je bavarde, ou à qui j’envoie un signe de la main de loin.
Pendant que nous échangions ces quelques mots aux sujets du dernier passe-temps de la police municipale, deux passantes sont arrivées, ont vu sa tenue incongrue, et nous nous sommes donc retrouvées à trois, autour de Jean-Yves, lui demandant s’il n’avait pas confondu les saisons? Quand même, sortir presque en T-shirt au mois de décembre, ce n’est guère raisonnable. Nous lui avons remis sa chaussure, rajusté son écharpe autour du cou de telle sorte qu’elle joue sérieusement son rôle d’écharpe. Et puis l’une des dames lui a proposé de l’aide pour rentrer chez lui, afin qu’il s’habille de manière un peu plus adéquate à la saison. Il ne s’est pas fait prier longtemps, car effectivement, tout breton qu’il est, il se pelait sévèrement.
L’espace d’un bref instant, Jean-Yves nous a réunies autour de lui. Sa présence et son dénuement ont permis que se manifestent en chacune, de manière visible, l’attention portée aux autres et la gratuité d’un tout petit don. Il a redonné de l’humanité à un petit matin froid de décembre, où les trajectoires de chacun d’ordinaire s’évitent ou s’entrecroisent, où nous filons tous, comme des météores destinés à s’éteindre, tandis que Jean-Yves demeure, immobile, petite étoile qui brille obstinément.
NB : magnifique photo de Fabien Joyau, très beau blog astral http://www.lesjoyauxduciel.com/