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vie personnelle

De l’autre côté de la terre

Depuis plusieurs mois, cet article est dans mes brouillons. Je le lis, je le retouche, et j’hésite à le publier. Parce qu’il n’est pas dans la tonalité habituelle, parce que je redoute ta réaction, cher public, parce que c’est plus facile d’écrire des textes aussi légers que des bulles de savon. Mais bon, comme c’est chez moi ici, comme je ne blogue pas pour être populaire (enfin pas que), comme il faut savoir vivre dangereusement, advienne que pourra : je lâche ce texte, et je pars, vite vite, sans me retourner.

**********

Le matin il m’attendait. Les deux mains accrochées aux barreaux de la grille de la terrasse, au premier étage. Tous les matins, au même endroit. Quand il me voyait, un petit sourire se dessinait sur son joli visage.

Il était arrivé quelques semaines plus tôt. Petit garçon perdu et affolé, après des semaines à être ballotté avant d’être amené ici, au milieu de cette cinquantaine d’autres enfants. Il restait toujours seul et ne parlait jamais. Je ne sais pas pourquoi lui, parmi eux tous, m’avait particulièrement touché; peut-être son visage triste et fermé d’une manière inhabituelle pour un enfant de cet âge, et sa fragilité évidente parmi cette meute bruyante. Quatre ans, c’est l’âge où un petit garçon court, saute, rit, pose mille questions, je le sais bien maintenant que je suis maman. Lui, non. Il restait là, assis, les genoux entourés de ses bras, ou caché derrière une porte. Trop malade, trop fatigué sans doute, trop triste. Trop d’épreuves déjà.

Jour après jour, il s’est laissé apprivoiser. Il restait à côté de moi ou sur mes genoux, regardait les autres enfants. Je lui donnais la becquée comme à un petit oisillon fatigué. On a commencé à parler un peu, moi avec les quelques mots que je maîtrisais, lui avec les quelques mots qu’il voulait bien dire.

« Tu as un papa, une maman ? »

Il secoue la tête de gauche à droite. « Morts », me dit-il.

« Tu as une grande sœur, des frères ? »

Il me tapote la poitrine de son index. « Grande sœur » me dit-il en souriant.

C’est une responsabilité, d’être la grande sœur d’un petit garçon malade de l’autre bout du monde. Mais il en avait vraiment besoin, alors je l’ai été. Nous avons joué, chanté, et fait des câlins, beaucoup de câlins. Il s’est épanoui et se comportait presque comme n’importe quel petit garçon – si ce n’est cette maladie, qui elle, continuait à le ronger.

Et puis, il a fallu songer au départ. Lui annoncer, comme je le pouvais avec mon vocabulaire rudimentaire. Lui faire comprendre, à lui, un petit garçon de quatre ans, que je partais, que je rentrais dans mon pays. Que j’étais venue pour six mois, que de l’autre côté de la terre, ma vie m’attendait. Il détournait le regard quand je lui parlais. Je crois qu’il ne voulait pas entendre ce que j’avais à lui dire.

Je suis donc partie, en ayant la sensation de l’abandonner.

Quelques mois plus tard, j’ai appris qu’il était mort. N’est-ce pas absurde et révoltant, de mourir du sida à quatre ans ?

Je crois que je m’en veux encore, d’avoir aimé ce petit garçon puis de l’avoir laissé là, lui qui avait déjà perdu ses parents. Je me suis posé mille questions.

Est-ce qu’il fallait que je le laisse s’attacher à moi ?

Est-ce qu’un volontaire qui est là pour un temps défini peut vraiment s’impliquer affectivement avec des enfants blessés par la vie ?

Est-ce-que je lui ai fait plus de mal que de bien ?

Est-ce-que j’ai agi égoïstement parce que c’était gratifiant pour moi ?

Est-ce que deux mois à sourire et sembler heureux, valaient le prix du chagrin qu’il a vécu quand je suis partie ?

Est-ce que je me pose trop de questions ?

Et même, est-ce que je n’exagère pas l’importance que j’ai eue à ses yeux ? Nul n’est irremplaçable, et il ne manquait pas, sur place, de personnes généreuses et prêtes à donner de leur temps et de leur affection.

Quinze années ont passé depuis. Je suis devenue mère par trois fois. J’ai des petits garçons, et quand je les vois jouer et rire aux éclats, je le revois, lui, avec ses petits bras si maigres et son petit sourire qu’il cachait. En tout cas ce qui est certain, c’est que du haut de sa petite vie de quatre ans, il m’a appris combien l’amour d’un enfant est ce qu’il y a de plus pur. Il m’a préparée à devenir mère et j’ai touché du doigt à quel point l’amour est indissociable de la vulnérabilité. Garder pour moi ce souvenir, serait le condamner encore davantage à l’oubli. S’il y a un sens à la brièveté de son existence, j’aimerais que ce soit de l’avoir rendu éternel dans mon cœur, et peut-être aussi maintenant, un peu dans le vôtre. 

 Il s’appelait Samnang, « celui qui a de la chance ». 

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Il faut absolument que tout le monde le sache ! je partage :

45 commentaires

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci Cécilia, au-delà de lui cela a été une expérience très marquante, mais lui a vraiment une place à part.

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Oui c’est une réalité que l’on voit rarement, pour ainsi dire jamais de ce côté du globe. Merci de ton message <3

  • Maman Lempicka

    Bah c’est malin de me faire venir les larmes aux yeux un mercredi matin. Tu as eu bien raison de déroger à ton ton habituel, moi je reconnais davantage celui des fabuleuses, et merci pour ce témoignage plein de sensibilité et d’intelligence. Lutter contre l’oubli et l’indifférence, c’est aussi la fonction des écrits.

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Tu me connais, je me suis tortillé les doigts des heures avant de cliquer sur publier. Mais c’est bien la moindre chose que je puisse faire pour lui. Merci de tes mots.

  • 3 kleine grenouilles

    Ah ben moi aussi, j’ai eu les larmes aux yeux. Difficile de savoir si tu aurais dû laisser cet enfant s’attacher à toi ou pas. Il a peut-être souffert quand tu es partie mais il a aussi connu des moments de bonheur qu’il n’aurait peut-être jamais connus sinon.
    Mes parents étaient famille d’accueil pour des enfants placés temporairement (quelques mois) chez nous. Des enfants bien cabossés par la vie et ayant vu ou vécu ce qu’on ne devrait pas voir ou vivre enfant. Théoriquement, on ne doit pas s’attacher à eux mais seulement s’occuper d’eux mais comment faire pour ne pas avoir de sentiments ?

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Oui, il n’y a pas de réponse évidente à cette question. Je crois aussi que les enfants en souffrance ont un instinct de survie qui leur permet de surmonter ce genre de chocs affectifs, même s’ils laissent des traces : je me demande s’ils ne rentrent pas dans un égocentrisme (positif) qui limite la casse émotionnelle. Merci à toi de ton gentil message 🙂

  • enfancejoyeuse

    Ton texte m’a énormément touché. J’en ai les larmes aux yeux. Il est d’une profondeur. Je suis ravie que tu aies décidé de nous le livrer et de le sortir de tes brouillons !
    Une pensée émue pour tous ces enfants, et pour Samnang.

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci Charlotte, la relation aux enfants prend une autre profondeur quand on a connu la réalité de la maladie et de la souffrance d’un enfant. Cette expérience me permet un peu de rejoindre le ressenti de parents dont les enfants souffrent.

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci Amélie 🙂
      Comment ne pas être touchée par son histoire quand on est soi-même maman (ou papa, d’ailleurs) ?

  • maman délire

    il y a des billets qui doivent être publiés, celui ci en est un… même si la séparation a été très dure, ne regrette jamais ce temps et ces moments que vous avez partagé. un petit morceau de bonheur c’est toujours mieux que pas de bonheur du tout. sinon dans ce cas, rien ne vaut la peine d’être vécu, car tout a une fin dans ce monde… et tout n’est que recommencement. <3

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Tu as raison. Ce que j’espère c’est que de savoir être aimé, aura été nourrissant pour lui. En fait je ne l’espère pas, j’en suis certaine car un ami en particulier avait pris le relais sur place et l’a vu plusieurs fois après mon départ. Merci de ton message 🙂

  • Ariane

    Poignant ! Aussi courte qu’ait été sa petite vie, je suis certaine que tu auras illuminé son coeur. N’en doute pas. Et impossible de ne pas s’impliquer émotionnellement, affectivement dans ce type de situation, c’est un don de soi instinctif… Samnang te regarde peut-être, de quelque part, et t’envoie sûrement un « merci ».

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci Ariane 🙂
      Je pense que je me serais sûrement posé moins de questions s’il était toujours vivant. Mais oui tu as raison, je sais qu’il a vécu des moments de bonheur.

  • MamanDe4

    ce sont des belles et fortes rencontres que l’on fait quand on part aider comme ça. Je comprends que tu y penses encore très fortement, surtout après un tel attachement. J’ai été aidé aussi quand j’étais étudiante, et je me demande encore de temps en temps ce que sont devenues les personnes rencontrées. Souvenir d’un passage pendant lequel nous faisons de notre mieux pour être présent et partager, mais ensuite sentiment égoïste de retrouver notre vie tranquille !
    On les porte encore avec nous et ce petit garçon fait de toi ce que tu es maintenant ! 🙂

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci 🙂
      Ton témoignage montre une fois de plus que ce qui fait ce que nous sommes, c’est ce que nous donnons, bien plus que ce que nous recevons 🙂

  • Madame Bobette

    C’est un très bel hommage plein d’émotions! Ce n’a pas du être facile comme expérience mais en même temps tellement enrichissant. La vie peut être tellement difficile 🙁

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      C’était une très belle expérience, les expériences les plus belles ne sont pas forcément les plus faciles. Et puis il y a eu plein d’autres moments heureux !

  • Sarah

    J’en ai les larmes aux yeux… à une autre échelle, j’ai aimé et eu envie d’adopter 2 petits garçons… Comme quoi lorsqu’on est enseignante à 25 ans, il doit déjà y avoir une part de nous qui se laisse appeler Maman.
    Je ne pense pas que tu te poses trop de question, le deuil c’est comme ça. Ça nous prend et ne nous quitte pas. Et concernant l’amour, il n’y en a jamais trop. Mieux vaut partir en sachant que l’on a ete aimé, que partir totalement esseulé.
    Je t’embrasse.

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Ce que je trouve extraordinaire, c’est de voir à quel point des enfants qui nous sont étrangers arrivent à susciter un amour si fort. Ce sont des rencontres qui marquent autant (voire infiniment plus !) qu’une rencontre amoureuse. Merci de ton mot adorable,
      Bises et à bientôt

  • La Nébuleuse

    Ton texte est bouleversant et c’était important de le partager, merci de l’avoir fait. C’est vrai que le volontariat pose des problèmes épineux de ce côté, et encore ici tu nous parles de 6 mois, mais certains orphelinats accueillent des personnes pour deux, trois semaines et sans compétences particulières. Comme ce doit être dur pour ces enfants, s’attacher et voir les départs en permanence (bien sûr c’est différent lorsque leur entourage majoritaire est constitué de personnes locales, ce qui reste le mieux je pense). Mais dans tous les cas tu t’es investie, tu as donné ce que tu pouvais donner, le reste n’est pas maitrisable à l’échelle d’un individu…

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci 🙂
      Oui tu as raison, j’ai croisé des volontaires présents pour 3 semaines et ça m’a intriguée. Après ces enfants développent des facultés pour surmonter des arrachements successifs, mais quand même…
      Concernant les compétences il me semble que ce qui prime, c’est surtout la disponibilité pour le jeu et la relation. Les enfants ont le suivi médical adéquat mais cela n’est pas forcément suffisant. Le « dorlotage » est indispensable surtout pour les tout-petits, cela nécessite des bras et du temps.
      Pour la préférence pour des acteurs locaux, je suis entièrement d’accord. D’ailleurs une organisation comme PSE fondée par des Français, a été entièrement remise à la responsabilité d’acteurs locaux, et c’est une excellente chose.

  • Latmospherique

    Certains mots doivent être posés. Merci de les avoir partagés avec nous. Je suis certaine que ce que tu lui as donné valait tout l’or du monde – l’amour a cette force là qui dépasse toutes les autres. C’est une expérience dont on ne sort pas indemne.

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci Marie. J’aime ta phrase :  » l’amour a cette force là qui dépasse toutes les autres.  » Je suis convaincue de sa vérité, et j’essaye de garder cela dans mon coeur.

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Merci de ton commentaire et de ta visite 🙂 La mort est toujours absurde, mais l’expérience de l’amour peut sans doute suffire à justifier l’injustifiable. Je crois que nous sommes tous nés pour aimer et être aimés, et il me semble que si ce but est atteint, alors la vie a un sens, quelle que soit sa durée.

    • theatypicalsblog

      Tu as probablement raison mais j’ai du mal à être objective (si c’est le bon mot…) lorsqu’il s’agit d’enfants. Ce qui n’enlève rien à ce que j’ai dit sur ton passage dans sa vie …

  • Marcounet

    Il me semble que tu en avais parlé à l’époque.

    Je crois que toutes nos rencontres ont leur importance, qu’il s’agisse de la personne qui te sourit dans la rue et que tu ne reverras jamais ou de celles qui ont partagé ta vie pendant des années.
    Je crois aussi que les gens qu’on aime ne sont pas vraiment mort tant que nous pensons à eux.
    Je crois aussi qu’il existe un temps et un lieu où nous retrouverons tout ceux que nous avons aimés et qui nous ont quitté.

    Des gros bisous à toi et à toute la famille

    • Petitsruisseauxgrandesrivières

      Oui je t’en avais sûrement parlé. L’amour en effet ne meurt jamais et j’ai du mal à croire que tout cela n’ait pas un sens qui nous sera un jour dévoilé. Je t’embrasse mon cher

Je suis sûre que tu as plein de choses à me dire :

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